INTRODUCTION
Il convient, en préambule, de préciser que l’objectif de cette analyse est de contribuer à l’enrichissement du débat public autour du rôle de la Cour des comptes, sans pour autant minimiser les efforts accomplis ni remettre en cause les compétences de ses membres.
L’analyse se veut strictement technique et vise à mettre en lumière certaines lacunes relevées dans le Rapport Général Annuel (RGA) de la Cour, au regard des textes régissant son fonctionnement et des principes de la gestion des finances publiques.
L’exercice revêt une importance particulière, dans la mesure où il s’agit d’un rapport émanant de l’institution supérieure de contrôle des finances publiques, censé incarner une rigueur méthodologique exemplaire, eu égard au processus d’élaboration auquel il est soumis, notamment à travers le Comité du Rapport et des Programmes et la Chambre du Conseil.
L’examen de ce rapport conduit ainsi à situer le contexte institutionnel dans lequel il s’inscrit (I), avant d’analyser son approche méthodologique et son contenu analytique (II).
- CONTEXTE INSTITUTIONNEL DU RGA
- Réformes structurelles des finances publiques
Le Rapport Général Annuel (RGA) de la Cour des comptes s’inscrit dans un contexte de réforme profonde du système national de gestion des finances publiques, amorcée à la suite de la première évaluation PEFA (2008).
Cette évaluation a servi de point de départ à un diagnostic global des forces et faiblesses du dispositif financier public, ouvrant la voie à l’adoption du premier Schéma Directeur de Réforme des Finances Publiques (SD-RFP 2012-2016).
Ce cadre a jeté les bases institutionnelles et techniques de la modernisation de la gestion budgétaire, consolidées par les SD-RFP 2021-2025 et 2025-2030, qui s’inscrivent dans une logique de continuité, de performance et de transparence, appuyée par des évaluations spécialisées telles que le PIMA, le TADAT et le DeMPA.
2. Cadre budgétaire et comptable rénové
Au cœur de cette dynamique, la loi organique n° 2018-039 relative aux lois de finances (LOLF) constitue le pivot du nouveau cadre budgétaire et comptable.
Elle a introduit la budgétisation par programmes, fondée sur la performance et les résultats, la programmation pluriannuelle à travers les documents de cadrage budgétaire (DPBMT, CDMT-m) et une réforme comptable majeure alignant la comptabilité de l’État sur le principe des droits constatés (art. 66).
Cette réforme s’est traduite par la révision du Plan Comptable de l’État (2022) et de la Nomenclature budgétaire et comptable (NBCE 2024), renforçant la cohérence entre comptabilité budgétaire et générale , et ouvrant la voie à l’établissement du bilan d’ouverture de l’État.
Dans le prolongement de la LOLF, la réforme des entités publiques opérée par la loi n° 2025-002 a modernisé les modes de gestion des établissements et sociétés publics à travers :
- l’adoption de la comptabilité commerciale.
- la certification des comptes par des experts-comptables membres de l’Ordre national
- une autonomie renforcée des organes de gestion et la sélection d’administrateurs indépendants.
- l’harmonisation avec les normes IFRS et le renforcement du contrôle interne.
Sur le plan fiscal, la loi n° 2019-018 portant Code général des impôts a refondu en profondeur le régime d’imposition directe et indirecte : introduction de l’IS et de l’IBAPP, généralisation de la comptabilité commerciale, adoption de nouvelles liasses fiscales normalisées (2025) et révision du Code des douanes. Ces mesures ont été accompagnées d’une nouvelle doctrine administrative (circulaire DGI 2019) favorisant la clarté et la conformité.
3. Redéfinition du rôle institutionnel de la Cour des comptes
Dans ce cadre global, la Cour des comptes a été réorganisée par la loi organique n° 2018-032, fusionnant les anciens textes de 1993 et élargissant ses attributions :
- établissement, chaque année, d’un rapport sur la loi de règlement, accompagné d’un avis sur la sincérité et la conformité des comptes (art. 32 et 68).
- évaluation des politiques publiques (art. 5).
- indépendance accrue dans la fixation du programme annuel d’activités (art. 21).
- création d’une troisième chambre dédiée aux commissariats, agences, autorités et projets d’investissement public (art. 7 du décret 2022-107).
- droit de communication élargi aux systèmes d’information.
- garanties procédurales renforcées (récusation, décharge, suivi disciplinaire).
Ainsi, le RGA 2022-2023 intervient dans une phase où la Cour des comptes, dotée de compétences élargies et d’un cadre rénové, constitue un maillon essentiel du dispositif national de redevabilité et de pilotage de la performance publique, en appui à la mise en œuvre effective de la LOLF et des réformes connexes.
À la veille de l’entrée en vigueur, en 2026, du premier budget-programmes, le rôle de la Cour prend une portée particulière : elle est appelée à garantir la sincérité, la transparence et la redevabilité de cette nouvelle approche de gestion axée sur les résultats.
Dans ce cadre, la Cour assure un double examen des comptabilités publiques : elle vérifie la conformité de la comptabilité budgétaire à la loi de finances votée et apprécie la sincérité de la comptabilité générale de l’État, garantissant ainsi la cohérence entre les deux systèmes et la fiabilité de l’information financière publique.
Ainsi replacé dans le contexte des réformes structurelles des finances publiques et de la redéfinition du rôle de la Cour des comptes, le Rapport Général Annuel 2022-2023 apparaît comme un document charnière, censé traduire la mise en œuvre effective des nouveaux principes de performance, de transparence et de redevabilité publique.
Cependant, l’examen de ce rapport révèle plusieurs insuffisances méthodologiques et analytiques, qui méritent d’être relevées, tant sur la forme que sur le fond, au regard des exigences accrues de rigueur et de clarté imposées par le nouveau cadre budgétaire et comptable.
II- OBSERVATIONS SUR LE RGA 2022-2023
À la lumière du cadre juridique et institutionnel régissant la gestion des finances publiques, l’examen du Rapport Général Annuel 2022-2023 fait ressortir plusieurs observations d’ordre formel et analytique, fondées sur les textes encadrant la Cour des comptes, les dispositions de la LOLF et les référentiels internationaux d’évaluation, notamment le PEFA.
Ces constats peuvent être regroupés autour de deux volets : les observations sur la forme et celles relatives au fond.
- Observations sur la forme
a) Non-conformité structurelle
Le Rapport Général Annuel (RGA) de la Cour des comptes, prévu à l’article 65 de la loi organique n°2018-032 et dont la structure est définie par le décret n°2022-107 fixant les modalités d’application de ladite loi organique, doit comprendre quatre parties :
- exécution des lois de finances et évolution de la trésorerie
- opérations financières de l’État, des collectivités et des établissements publics
- gestion des entreprises publiques
- suites données aux communications de la Cour.
Or, le RGA 2022-2023 est structuré comme suit :
- Titre I : Exécution des lois de finances 2022 et 2023
- Titre II : Contrôle de la gestion, comprenant :
- Chapitre 1 : Services de l’État (ministères, projets, programmes et fonds)
- Chapitre 2 : Établissements publics administratifs
- Chapitre 3 : entreprises publiques
- Titre IV : Réponses des ministres aux communications de la Cour.
Le Titre III, consacré à la gestion des entreprises publiques, n’apparaît pas formellement. Son contenu semble avoir été intégré dans le Chapitre 3 du Titre II, ce qui traduit une non-conformité formelle au schéma prévu par le décret et réduit la lisibilité thématique du rapport.
b) Retard de publication
Le RGA 2022-2023, qui devait être publié avant la clôture de l’exercice budgétaire suivant, conformément à l’article 67 de la loi organique n° 2018-032, n’a été rendu public que le 8 octobre 2025. Ce retard de près de deux ans traduit un non-respect du calendrier légalement prescrit, compromettant ainsi le principe de périodicité et, par ricochet, la pertinence temporelle du rapport.
c) Portée incomplète du rapport
Selon l’article 67 de la loi organique n° 2018-032, « la Cour rend compte, dans son rapport général annuel, de l’ensemble de ses activités et fait la synthèse des observations qu’elle a relevées ». Or, le RGA 2022-2023 ne couvre qu’une partie des missions effectivement réalisées, ce qui traduit une incomplétude matérielle du document au regard de l’exigence légale d’exhaustivité.
d) Absence d’audits de suivi
L’article 67 de la loi organique n° 2018-032 dispose que la Cour « s’assure, par des audits de suivi, de la mise en œuvre des recommandations établies dans ses rapports précédents. Les résultats de ces audits sont insérés dans le rapport annuel ».
Or, le RGA 2022-2023 ne comporte aucune mention des audits de suivi ni des résultats afférents, en violation de cette exigence. Cette omission constitue une irrégularité formelle, affectant la traçabilité prévue par la loi organique.
e) Classement inapproprié d’une direction administrative
Dans le chapitre 3 du Titre II du RGA 2022-2023, consacré au contrôle de la gestion, la Direction des projets d’éducation et de formation est présentée parmi les entreprises publiques.
Cette présentation constitue une erreur de classification, la direction relevant de fait de l’administration centrale du ministère concerné, conformément au décret n° 075-93.
Cette confusion affecte la cohérence interne du rapport et la rigueur de la typologie institutionnelle adoptée.
f) Absence de critères de sélection des entités contrôlées
Le RGA 2022-2023 ne précise pas les critères de sélection retenus pour le choix des entités contrôlées. On observe en outre une concentration des audits sur certaines entités, plusieurs ayant été contrôlées à plusieurs reprises, alors que d’autres n’ont jamais fait l’objet d’un contrôle.
Cette absence de critères explicites traduit un déséquilibre dans la planification des contrôles et constitue un manquement au principe d’équité et de couverture homogène du contrôle.
g) Absence d’informations sur les moyens de la Cour dans le RGA
Les textes régissant la Cour des comptes ne prévoient pas explicitement l’inclusion, dans le RGA, des informations relatives à ses moyens humains et financiers, pourtant déterminantes pour apprécier sa capacité institutionnelle.
Or, le RGA 2022-2023 ne comporte aucune donnée à ce sujet, alors que les lois de finances en permettent le suivi et que les évaluations PEFA (2014, 2020, 2025) soulignent de manière récurrente les insuffisances en ressources humaines et matérielles de la Cour.
Cette omission est d’autant plus notable que le budget de l’institution est passé de 45 millions MRU en 2020 à 116 millions MRU en 2025 (+158 %), et que ses effectifs d’auditeurs ont été renforcés (20 recrutements : 5 en 2015, 6 en 2019, 5 en 2021 et 9 en 2022).
L’absence de ces données dans le rapport empêche d’apprécier l’adéquation entre les moyens mobilisés et les résultats obtenus, ainsi que l’évolution de la capacité opérationnelle de la Cour.
2. Observations sur le fond
a) Valeur ajoutée analytique et cohérence des constats
Le RGA 2022-2023 adopte une approche principalement descriptive, dont la portée analytique reste limitée.
Les constats, souvent généraux, n’expliquent pas les causes structurelles des dysfonctionnements ni leurs effets sur la performance publique.
Les recommandations, peu articulées avec les constats, traduisent un manque de cohérence méthodologique et une faible intégration de la logique d’évaluation prévue à l’article 5 de la loi organique n° 2018-032.
L’absence d’une synthèse interprétative réduit la valeur ajoutée du rapport et limite son apport à l’éclairage des décideurs sur la gestion des fonds publics.
b) Responsabilisation insuffisante au regard des réformes de la chaîne de dépense
Le RGA 2022-2023 ne reflète pas pleinement les évolutions structurelles intervenues dans la chaîne d’exécution budgétaire, alors que plusieurs réformes ont redéfini la répartition des compétences et des responsabilités :
- Déconcentration du paiement, instituée par l’article 21 du décret n° 2019-186 du 31, ayant conduit à la création des Départements comptables ministériels (DCM) chargés du règlement des dépenses des ministères et de leurs entités sous tutelle.
- Déconcentration de l’ordonnancement au niveau des postes diplomatiques et des services régionaux, introduite par l’arrêté n° 244/MF/2020 modifiant l’arrêté n° 2294/MF/2015 fixant la chaîne des opérations de dépenses publiques via RACHAD.
En n’intégrant pas ces ajustements institutionnels, le rapport ne met pas en évidence les nouvelles lignes de responsabilité entre ordonnateurs et comptables publics, ni l’incidence de ces réformes sur la redevabilité, la traçabilité et la sécurisation de la dépense publique.
c) Insuffisante distinction des niveaux et instances de responsabilité
Le RGA 2022-2023, dans l’imputation des responsabilités relatives aux irrégularités constatées, ne distingue pas clairement les fonctions respectives des ordonnateurs et des comptables publics, en contradiction avec le principe de séparation consacré à l’article 63 de la loi organique n° 2018-039 (LOLF).
Ce principe, pilier de la gestion des finances publiques, impose une différenciation stricte entre la phase administrative de l’ordonnancement et la phase comptable du paiement et du contrôle, chacune relevant d’une responsabilité propre et exclusive.
Le rapport n’opère pas davantage la distinction nécessaire entre les ordonnateurs principaux et leurs délégataires : les ministres demeurent ordonnateurs principaux des crédits inscrits à leur budget (art. 61 LOLF), tandis que les secrétaires généraux et directeurs de cabinet n’exercent qu’une délégation de signature, prévue par le décret n° 2010-066, sans transfert de pouvoir. Cette confusion affaiblit la rigueur juridique de l’analyse et compromet une imputation correcte des responsabilités.
Par ailleurs, le rapport ne mentionne pas expressément certaines instances intervenant dans leur périmètre de compétence, alors même qu’elles exercent des responsabilités propres dans la chaîne de la dépense et de la commande publique :
- la Commission de Passation des Marchés Publics (CPMP), chargée des procédures de passation pour les marchés supérieurs aux seuils réglementaires (art. 8 de la loi n° 2021-024).
- la Commission Nationale de Contrôle des Marchés Publics (CNCMP), compétente pour le contrôle a priori des procédures dérogatoires (art. 10) ;
- et l’Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP), responsable de la régulation, du règlement des différends et de la discipline en matière de commande publique (art. 12).
Enfin, le rapport n’évoque pas le rôle des commissaires aux comptes, dont la mission de certification des états financiers contribue à la fiabilité des comptes des établissements et autres services publics à gestion spécifique (tels que TAAZOUR, SCA ou la CNDH).
L’omission de ces acteurs dans l’attribution des responsabilités affaiblit la traçabilité des imputations et réduit la précision institutionnelle du rapport en matière de contrôle et de redevabilité.
CONCLUSION
En définitive, malgré la pertinence de plusieurs constats — notamment ceux relatifs à l’exécution des lois de finances —, le Rapport Général Annuel 2022-2023 présente, tant sur la forme que sur le fond, des insuffisances méthodologiques et analytiques qui en limitent la portée.
Ces faiblesses réduisent la valeur ajoutée du rapport et compromettent sa capacité à remplir pleinement la mission que lui confère la loi organique, laquelle érige la Cour des comptes en acteur central de la transparence et de la redevabilité publiques.
Conformément à l’article 66, la Cour contribue à l’information des citoyens sur la gestion des finances publiques, tandis que l’article 67 prévoit que son rapport puisse nourrir le débat au sein des commissions des finances du Parlement.
Un rapport plus analytique, structuré et rigoureux renforcerait ainsi la crédibilité institutionnelle de la Cour et consoliderait son rôle dans la diffusion de l’information financière et l’éclairage du débat démocratique sur la gestion publique.
Par Sidi Mohamed SIDI EL MOUSTAPH

